Le matin du samedi 9 janvier 1993, pendant que Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants, j’assistais avec les miens à une réunion pédagogique à l’école de Gabriel, notre fils aîné. Il avait cinq ans, l’âge d’Antoine Romand. Nous sommes allés ensuite déjeuner chez mes parents et Romand chez les siens, qu’il a tués après le repas.

Ce livre est le récit non romancé de cette tragédie. Le point de vue adopté est celui de l’auteur, Emmanuel Carrère. Qu’est-ce qui l’a poussé à entreprendre la retranscription de cette histoire sordide. Certainement pas le sensationnel, mais plutôt la volonté de tenter de comprendre l’incompréhensible. Le cheminement suivi par l’auteur a été long et le livre a bien failli ne pas voir le jour. Sa genèse et sa conception se retrouvent en filigrane dans le récit. La construction est basée sur la chronologie; pas celle des évènements mais celle du travail de l’auteur.

Ils auraient dû voir Dieu et à sa place ils avaient vu, prenant les traits de leur fils bien-aimé, celui que la Bible appelle le satan, c’est-à-dire l’Adversaire.

Est-ce vraiment le diable ou plutôt quelqu’un de complètement perdu, peu sûr de lui et dépourvu de courage et de volonté face à l’écrasante pression sociale à tel point, qu’à aucun moment de sa vie, il n’a été capable d’affronter la réalité et s’est enferré dans son propre piège, une spirale infernale le précipitant vers l’horrible dénouement, le point de non retour ? C’est l’une des questions que soulève le livre.

Le juge a fait mettre sous scellés la cassette glissée dans le magnétoscope et celle du répondeur, qu’il lui a fait entendre quelques jours plus tard. C’est à ce moment que la foudre lui est tombée dessus. Le premier message datait de l’été précédent. C’était la voix de Florence, très gaie, très tendre, qui disait : “Coucou, c’est nous, on est bien arrivés, on attend que tu nous rejoignes, sois prudent sur la route, on t’aime.” Et Antoine, derrière elle : “Je t’embrasse, papa, je t’aime, je t’aime, je t’aime, viens vite.” Le juge, en écoutant cela et en le regardant l’écouter, s’est mis à pleurer.

Ce récit m’a plongé dans une profonde tristesse. J’ai pensé d’abord aux victimes, sa femme, ses enfants et ses parents – le cas du beau-père est aussi présenté comme suspect – enfin à son entourage proche qu’il a blessé, escroqué et trahi d’une manière inimaginable. Mais aussi paradoxalement à lui, sans toutefois faire preuve de complaisance. Mais je me suis demandé comment vivre toute sa vie dans le mensonge, dans l’escroquerie aux dépends de ses proches, dans la peur continuelle d’être découvert. Quelle vie ce doit être de ne jamais pouvoir regarder les gens – à commencer par sa famille – en face, ne jamais être fier de soi, ne jamais s’endormir paisiblement avec le sentiment du devoir accompli. Peut-être a-t’il vécu les choses autrement, mais cette question reste un mystère surtout lorsque l’on sait que cette situation a duré 18 ans.

Emmanuel Carrère donne son avis, son sentiment sur cette affaire et il est plutôt intéressant qu’il ne se réfugie pas derrière un simple réquisitoire, il expose les faits et donne des éléments de réflexion. L’Adversaire est un livre vertigineux qu’il faut lire pour prendre conscience de la folie des hommes. Je ne l’ai pas reposé le coeur léger, il me hantera longtemps.


Emmanuel Carrère, L’Adversaire, Gallimard, coll. « Folio », 2002, 219 p, Amazon.