C’est l’un des plus grands livres que j’ai lu. C’est un livre antérieur à Boussole dans lequel Mathias Énard utilise le même procédé du monologue intérieur, du courant de conscience. Le tempo du récit n’est pas réglé cette fois sur les heures qui s’écoulent au cours d’une nuit d’insomnie, mais sur les kilomètres qui séparent Milan de Rome sur la voie de chemin de fer, au rythme de un kilomètre par pages sur 500 kilomètres – soit environ 500 pages. Le récit est fait d’une seule phrase interrompue seulement par l’insertion de quelques chapitres d’un livre que lit Francis, le narrateur, dans le train – je m’inquiétais de l’impact négatif de ce procédé sur la lecture, mais à mon grand étonnement, il n’en a aucun et a l’avantage de représenter au plus près le cheminement de la pensé.

[…] un joli livre au papier vergé un peu ocre, à peine une centaine de pages, combien de temps me faudrait-il pour les lire, disons une une page au kilomètre voilà qui occuperait une bonne partie des cinq cents bornes qu’il me reste à parcourir […]

Le protagoniste n’est pas musicologue comme Franz, mais un agent de renseignement au passé trouble. Le monologue intérieur au sein d’un train qui roule vers Rome ne peut que rappeler La modification de Michel Butor. Dans ce train qui l’amenait vers Rome rejoindre son amante, il tournait et retournait dans sa tête les différents scénarios, les conséquences de ses choix sur sa famille, le bonheur qui l’attendait dans la capitale italienne. Francis part aussi rejoindre quelqu’un, il se plonge dans ses souvenirs, les siens, ceux qui concernent les femmes qu’il a aimé, mais surtout le récit des milliers ou plutôt des millions de personnes qui sont tombées dans cette zone qui entoure la mer Méditerranée.

[…] d’un côté le faux sordide nostalgique et de l’autre l’image la plus avant-gardiste de la modernité tranquille et bourgeoise, bien loin de Don Quichotte, les deux aspects tout aussi artificiels l’un que l’autre me semblait-il, l’identité de Barcelone doit se trouver cachée quelque part entre ces deux images, comme Beyrouth de l’autre côté exactement de la Zone se balançait à l’infini entre modernité rutilante et pauvreté belliqueuse, reflet, symétrie de Barcelone sur l’axe central de l’Italie, la Méditerranée pliée en deux les deux ports de l’Est et de l’Ouest se recouvrent exactement […]

Ces 500 km sont l’occasion d’évoquer ces conflits, ces massacres, ces morts égrenés au fil des souvenirs, les différents récits s’entremêlent de façon – apparement – décousue, une histoire en entraînant une autre, la petite introduisant la grande et vice-versa, ils se mêlent pour former des chants macabres. Ils émergent de la mémoire de Francis pour venir s’échouer sur les rivages de sa conscience, il croit peut-être se libérer, au cours de cette traversée, de cette mue maculée de sang pour en ressortir lavé dans la peau d’Yvan. Ce sont eux, les morts, qui remplissent sa valise qui chemine avec lui vers Rome et qu’il compte livrer pour s’en libérer et les laisser définitivement derrière lui. Parmi toutes ces exactions commises, tous ces morts, on finit par se demander lesquels peuvent être portés à son crédit.

Comme dans Boussole, c’est l’occasion pour Mathias Énard de démontrer l’ampleur de ses connaissances et de son talent. Il utilise la ligne de chemin de fer comme la colonne vertébrale de l’intertextualité du récit pour y insérer chacune de ces histoires comme autant de vignettes. J’ai même appris en écoutant la master class qui lui a été consacrée qu’il avait d’abord pensé, avant de se raviser, y insérer l’histoire qui est devenue Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants1. On ne peut qu’être admiratif devant une telle prouesse. Son livre fait naître un sentiment ambivalent d’attraction / répulsion car, tout en égrenant ces horreurs, il nous fait visiter les lieux magnifiques qui en ont été le théâtre et qui, malgré ce contexte, invitent au voyage. En refermant ce livre on a envie de voyager dans ces pays qui bordent la Méditerranée avec, dans son sac à dos, une collection de livres d’histoire.


Enard, Mathias. Zone. Actes Sud, 2008.


  1. Enard, Mathias. Parle-leur de bataille, de rois et d’éléphants. Actes Sud, 2014. ↩︎