Ce livre aurait pu s’appeler autopsie d’un instant tant il examine avec une précision chirurgicale le coup d’état qui a eu lieu en Espagne le 23 février 19811 – mais le titre est très bien ainsi, il est parfait. Javier Cercas décortique cet évènement en partant, en excellent romancier qu’il est, de son point d’orgue: l’irruption dans l’hémicycle de la chambre du Parlement espagnol, en pleine séance du second vote d’investiture du président du gouvernement, de militaires armés. Ne vous y trompez pas, Cercas, malgré son remarquable talent d’écrivain, ne romance pas cet évènement historique car, il en a pleinement conscience, la réalité surpasse la fiction.

[…] en fait, rien de ce que j’aurais pu imaginer sur le 23 février ne me touchait ni ne m’exaltait autant et ne pouvait se montrer plus complexe et plus éloquent que la réalité pure du 23 février.

Un peu comme le fait Eric Vuillard, par exemple dans son livre L’ordre du jour, Javier Cercas s’intéresse à un moment de l’histoire très resserré qui marque un tournant important. Sur la forme c’est très différent, Cercas détaille énormément ne fait pas dans l’ellipse – bien au contraire – et travaille peut-être un peu moins le style pour qu’il serve l’histoire. Il a dû passer un temps considérable pour récolter cette somme d’information avec une précision d’horloger. Un livre d’histoire contemporaine et de politique écrit de façon non romancée par un grand écrivain c’est assez génial à lire. Le romancier et l’historien ont fusionné, l’historien est doté du talent de compteur du romancier et le romancier des connaissances et de la rigueur de l’historien. En voici un exemple.

J’apporte ici une nuance: pour Suárez, le plus difficile était le plus facile et le plus facile le plus difficile. Ce n’est pas qu’un jeu de mots: il n’avait certes pas créé le franquisme, mais Suarez avait grandi sous ce régime, il en connaissait parfaitement les règles et il les maniait avec brio (c’est pourquoi il réussit à mettre un terme au franquisme en faisant semblant de ne faire qu’en changer les règles) ; en revanche, bien qu’il eût créé la démocratie et en eût établi les règles, Suárez y évoluait avec peine car ses habitudes, son talent et son tempérament n’étaient pas faits pour ce qu’il avait construit, mais pour ce qu’il avait détruit.

Alors il ne faut pas se le cacher, cette précision a un prix pour le lecteur qui, comme moi, n’est pas espagnol, ne connait pas son histoire récente ni son organisation politique et enfin ne lisait pas les journaux lors de ce coup d’état. Et c’est assez frustrant car j’ai eu l’impression de passer à côté à de multiples reprises. La lecture de ce livre a été pour moi très exigeante, j’avais trop de lacunes. Ce phénomène n’a rien à voir avec la qualité du livre, mais est entièrement imputable à ma méconnaissance. J’aurais aimé lire un livre d’une telle qualité sur des évènements ayant eu lieu en France.


Cercas, Javier. Anatomie d’un instant. Traduit par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic, Actes Sud, 2010.