Celui qui s’intéresse un tant soit peu à la BD – je parle de moi avec cette formule toute faite – ne peut rater la sortie d’un tel OLNI. Et pourtant malgré le tombereau d’éloges je n’avais pas sauté le pas. Je pense que j’étais trop impressionné par l’objet, par les dessins, je n’étais pas sûr d’accrocher – l’horreur c’est pas trop mon truc. Je l’ai même eu a porté de main à plusieurs reprises à la bibliothèque sans oser l’emprunter. Et c’est un soir – tard, je n’en dirai pas plus sur les circonstances – qu’une amie très proche m’a sortie cette BD en me disant “Tu devrais la lire et me dire ce que tu en penses” – ou quelque chose du genre, mon souvenir est un peu vague. Dès le lendemain, n’écoutant que mon courage je me suis attelé à la tâche, mais j’ai mis du temps, beaucoup de temps. Chère Hélène, voici donc après plusieurs semaines – ou mois – ce que je peux en dire.

Voilà une BD à ranger aux côtés d’un Jimmy Corrigan – dépressifs passez votre chemin –, d’un Asterios Polyp ou d’un Ici de Richard McGuire. Ce n’est pas pour rien qu’elle a reçu le Fauve d’or – on a beau critiquer ce festival, il suffit de jeter un oeil à la liste des lauréats pour se convaincre que ce n’est pas de la complaisance. C’est une oeuvre à part qui fera date, mais ce n’est pas toujours un gage de succès. Comme pour le cinéma indépendant il faut savoir sortir des sentiers battus et souvent dérangeant comme c’est le cas ici. Forcément on s’arrête sur les dessins qui sont la grosse spécificité de l’ouvrage. Cette technique de dessin aux stylos billes sur des cahiers d’écolier est à ma connaissance relativement inédite surtout lorsque l’on atteint un tel niveau de qualité – on pourrait dire de perfection. C’est un chef-d’oeuvre sur le plan technique. Que l’on aime ou pas le style, ce point est indiscutable. L’usage du stylo bille n’est pas qu’une prouesse technique, il ajoute une impression de réalisme, comme si ce journal avait été réellement tenu par le personnage. Ce qui est dessiné par contre est assez dérangeant. Cet univers est relativement moche et / ou flippant – sauf Anka.

[…] Car au dessous de nous, elle voyait très clairement les abysses insondables, glacées et avides des ténèbres …

C’est toute une ambiance qui est mise en place et ce penchant pour l’horreur se matérialise notamment par la reproduction de couvertures de magasines pulp ou horror comics. En même temps le titre ne cachait rien de ce penchant pour les monstres. C’est ce contraste très marqué entre la beauté formelle du dessin et son sujet qui met un coup derrière la tête du lecteur. Puis il y a parmi cet univers monstrueux des moments de grâce comme la visite au musée illustrée par des reproductions et commentée brillamment par des cours d’histoire de l’art et d’art plastique.

Le sujet, pour en parler un peu, n’est pas très joyeux non plus – forcément. Le présent est aussi déprimant que le passé de la belle Anka dont le visage horrifié illustre la couverture. Un observateur averti découvrira que ce n’est pas le seul visage qui apparait sur cette couverture, celui de notre narratrice, celle qui rédige ce journal, se reflète dans les pupilles dilatées d’Anka. Attention, il faut bien noter que ce n’est qu’un premier tome qui ne donne pas toutes les clés. Pour connaître le dénouement, il faudra avoir le courage de se replonger dans cette histoire lorsque la suite paraitra.

P.-S.: Merci donc à Hélène de m’avoir poussé à l’eau – là je parle de la BD, pas de la soirée – et ainsi permis de ne pas passer à côté de cette oeuvre majeure de la bande dessinée.


Emil Ferris, ‌Moi ce que j’aime, c’est les monstres, Monsieur Toussaint Louverture, 2018, 416 p, Amazon.