Ceux qui comme moi ont vécu il y a vingt ans la sortie de la superbe adaptation de Virgin Suicides réalisée par Sofia Coppola ne peuvent avoir oublié l’esthétique du film portée par une prestation envoutante de Kirsten Dunst dans le rôle de Lux, l’ainée des cinq soeurs Lisbon, et la bande originale Playground Love composée par Air dont le titre éponyme a conservé toute sa beauté et sa mélancolie. Par contre, je ne me souvenais pas des détails de l’intrigue, mais uniquement des grandes lignes – le titre du livre aide un peu. Ayant récemment terminé un recueil de nouvelles très convainquant de Jeffrey Eugenides intitulé des Des raisons de se plaindre, je me suis dit que c’était la bonne occasion pour lire son premier livre et redécouvrir cette histoire.

Le regard si particulier de Kirsten Dunst dans le film et son attitude semblent si justes, si parfaitement correspondre au personnage de Lux que je n’arrive plus à les dissocier – le fait que la photo des filles illustre la couverture de mon livre de poche n’aide pas vraiment. Pour le reste, tout le talent d’Eugenides est déjà dans ce livre. Il parvient à créer une ambiance à la fois charnelle et éthérée. Il ne tombe jamais dans le sordide ou le voyeurisme, il évolue sur une ligne de crête entre le poétique, le fait divers et la nostalgie tout en effleurant presque le fantastique, le tout servi par une très belle écriture.

À cette époque nous avions encore des hivers, de hautes congères, des jours d’école annulée. Chez nous les matins neigeux, en écoutant la radio égrener la liste des écoles fermées […], nous connaissions encore la sensation d’être bien au chaud à l’abri comme des pionniers. Aujourd’hui, à cause des vents changeants des usines et de l’élévation de la température de la terre, la neige ne nous assaille plus d’un coup mais se dépose lentement dans la nuit, éphémère mousse de savon.

La narration est très travaillée puisqu’elle est confiée à un narrateur qui n’est pas nommé mais qui a joué un rôle – au moins de témoin – dans l’histoire qu’il raconte (homodiégétique). L’histoire est racontée a posteriori, et donc avec le recul de l’âge, tout en citant des éléments collectés lors d’une enquête. Ce positionnement du narrateur permet d’évoquer l’histoire plus subtilement en jouant sur le flou du souvenir et la déformation de la nostalgie. Il y a de la symbolique et de la transgression, un renoncement au monde, à ce qu’il est en train de devenir, au vieillissement, à la laideur.


Eugenides, Jeffrey. Virgin Suicides. Traduit par Cholodenko, Marc, Points, 2010.