Pour bien comprendre ce livre il faut commencer par quelques définitions.

Woke: Le terme anglo-américain woke (“éveillé”) désigne le fait d’être conscient des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité raciale (source).

Cancel culture: La cancel culture (de l’anglais cancel, “annuler”), aussi appelé en français culture de l’effacement ou culture de l’annulation, est une pratique apparue aux États-Unis consistant à dénoncer publiquement, en vue de leur ostracisation, des individus, groupes ou institutions responsables d’actes, de comportements ou de propos perçus comme inadmissibles (source).

Appropriation culturelle: L’appropriation culturelle désigne à l’origine l’utilisation d’éléments matériels ou immatériels d’une culture par les membres d’une autre culture, dont l’acquisition d’artefacts d’autres cultures par des musées occidentaux. Par la suite, le concept est utilisé par analogie par la critique littéraire et artistique, le plus souvent avec une connotation d’exploitation et de domination (source).

Ces définitions étant posées, on peut commencer à parler du livre. Jean Roscoff est un professeur à la retraite qui commet – comme il dit – un petit livre sur un poète méconnu. Rien de bien méchant me direz-vous et pourtant. Notre antihéros a le profil du looser magnifique, il m’a fait penser dès le début au personnage du roman de Frederick Exley, Le dernier stade de la soif, deux professeurs ayant un sérieux penchant pour l’alcool. Les romans partagent d’autres similitudes comme l’humour qui est omniprésent ici et ce dès la première page.

Il était vingt heures et la soirée était mal engagée. Lorsque j’avais demandé une Suze, le serveur m’avait jeté un regard interrogatif: à l’évidence, il n’en avait jamais entendu parler.

J’ai trouvé ce livre magistral. Il est en plein dans l’actualité et son auteur a tout pour être bien renseigné sur ces sujets puisque derrière le pseudonyme d’Abel Quentin se cache un avocat pénaliste. Il parvient avec beaucoup de justesse à illustrer le côté inextricable de ces positions. Quoique l’on dise, quoique l’on fasse, il ne semble pas y avoir de bonnes solutions. Chaque initiative peut être mal interprétée. C’est une impasse, le dialogue semble impossible. De plus, tout ces débats sont exacerbés par les réseaux sociaux qui sont devenus le réceptacle de cette violence née d’une frustration, d’une haine de l’autre qui semble n’avoir ni fin, ni limite.

Il est facile de lâcher les chevaux, confortablement planqué derrière un pseudo, alors ils s’en donnent à coeur joie. Les moins hardis se contentent d’un pouce levé – un like brandi comme une oriflamme dans la nuit de l’esprit. Et pour chaque message, chaque like il y a des cohortes d’internautes silencieux, la foule des voyeurs, la foule imbécile que l’on voit sur les photos de lynchage, rigolards et honteux, la foule éternelle qui se déplaçait pour assister aux exécutions quand elles étaient encore publiques. Eux se contentent de lire, mais ils n’en pensent pas moins.

Il y a beaucoup de nuances dans ce livre et c’est parfait puisque comme Abel Quentin l’illustre habilement via ce roman le sujet est sensible. Un écart et la poudrière peut s’embraser. Ce numéro d’équilibriste réussi doit beaucoup à son personnage principal qu’il n’est pas facile de ranger dans une case et – je le redis – à l’humour qui est omniprésent, il vient désacraliser, désamorcer. C’est pour moi un des meilleurs livres que j’ai lu cette année 2021 – j’ai dû noter une bonne quinzaine de passages et me refréner ici pour ne pas en citer plus. J’ai bien fait d’écouter les conseils toujours avisés d’Arnaud Viviant et de Frédéric Beigbeder qui ont beaucoup défendus ce livre – il a d’ailleurs obtenu le prix de Flore dont ils sont tous les deux jurés. Après le Goncourt c’est une année faste pour les petites maisons d’édition.


Quentin, Abel. Le Voyant d’Étampes. L’Observatoire, 2021.