Gerry Alanguilan est philippin, ce n’est pas si courant que des bandes dessinées de ce continent parviennent jusqu’à nous. C’est certainement un gage de qualité mais nous y reviendrons.

Son idée paraît complètement invraisemblable, complètement saugrenue. Il a tout simplement imaginé qu’un beau jour des années 70, les poulets prennent subitement conscience. Ils sont désormais doués de raison et ne vont donc pas tarder à se rendre compte de leur condition d’existence et du traitement qui leur est infligé par leurs tortionnaires les humains: élevage en batterie, massacre organisé pour se nourrir ou pour endiguer une épidémie de grippe aviaire. Ils ne vont pas tarder à revendiquer leurs droits, se révolter pour se libérer du joug de leur oppresseur.

Si absurde que ce scénario puisse paraître raconté comme cela – ma version est bien moins réussie que celle de l’auteur, je vous rassure – on se prend vite au jeu et l’histoire paraît paradoxalement très crédible. C’est assez surprenant et je peux en témoigner car j’étais très sceptique lorsque mon libraire m’a conseillé cet ouvrage – tu verras c’est très bien tu me le ramènes si ça ne te plaît pas, comme d’habitude.

On verra bien évidement dans cette histoire des références à de nombreuses formes d’oppression comme l’esclavage, la Shoah ou les trop nombreux conflits ethniques. La construction du récit n’est d’ailleurs pas sans rappeler Maus1 une référence du genre. Comme dans le chef-d’oeuvre d’Art Spiegelman, c’est le père (Elmer) qui a vécu les terribles évènements et c’est le fils (Jake) qui les découvre. Ici, ce n’est pas en interviewant son géniteur que Jake prendra connaissance de cette histoire mais en lisant son journal. Mais, comme dans Maus, il l’exploitera pour la raconter à son tour dans un livre. La narration joue donc sur deux plans temporels : le présent (l’histoire de Jake) et le passé (l’histoire de ses parents).

Dans la préface, l’auteur nous apprend qu’il a longtemps travaillé et travaille encore comme encreur pour l’industrie des comics en ayant l’ambition de se lancer, comme ici, dans ses propres projets – c’est une très bonne idée. Il faut croire que faire ses gammes est toujours utile car le travail graphique est irréprochable (certaines grandes cases représentant notamment des paysages sont superbes). Les visages des humains sont moins réussis que ceux des poulets mais ce n’est que justice, ce sont eux les stars ! Après la lecture d’un tel livre vous n’irez plus jamais au KFC avec la même insouciance.


Gerry Alanguilan, Elmer, traduit par Sidonie Van den Dries, Ça et Là, 2010, 141 p, Amazon.


  1. Art Spiegelman, L’Intégrale, Maus : un survivant raconte, Flammarion, 1998, 296 p, Amazon↩︎