Le sultan a confié à l’Oncle la réalisation d’un livre sans pareille. Celui-ci fait donc appel aux plus grands maîtres peintres et enlumineurs pour la réalisation de cet ouvrage controversé. Pour ce faire, il prend d’infinies précautions pour commander la réalisation des plus dangereuses des miniatures. Ces dernières sont réalisées par plusieurs peintres sans qu’aucun ne puisse appréhender la scène dans son ensemble. Malgré ces précautions, l’un d’eux, monsieur Délicat, est assassiné par l’un de ces pairs. Le récit se déroule à une époque où l’art Moyen-oriental, initialement influencé par l’Asie commence à se tourner vers l’Occident. A cette époque, les grands maîtres, contrairement à leurs homologues occidentaux, ne signaient pas leurs œuvres. Ils s’attachaient plus à représenter les choses en conformité avec la tradition plutôt qu’à imposer leur propre style. Ici, pas question de perspectives, ou de représentations différenciables des visages, il ne s’agit pas de peindre la réalité telle qu’elle est observée par l’artiste mais telle qu’elle est vue par Dieu.

Le roman est construit de façon remarquable. Chaque chapitre est le récit de l’un des protagonistes de l’histoire qui s’adresse directement au lecteur. Le lecteur en sait donc plus que les personnages eux-mêmes puisque chacun se confie à lui et le jeu consiste à démasquer le meurtrier parmi les différents intervenants. Ces narrateurs sont bien sûr des êtres humains – et notamment les peintres impliqués dans l’affaire – mais aussi des objets inanimés aussi divers qu’une pièce d’argent, qu’un chien dessiné sur une feuille de papier ou que la Mort elle-même. Le meurtrier du pauvre Délicat parle sous son vrai nom mais aussi sous le nom de l’Assassin, son style est donc peut-être identifiable. Qui est l’assassin ? Est-ce Papillon, Cigogne, Olive ou un autre …

Malgré leur habitude à répéter tant et tant les mêmes thèmes, parfois jusqu’à en devenir aveugles, ces grand peintres peuvent laisser consciemment ou inconsciemment, d’infimes traces. Ces subtiles différences, qui font le style des grand peintres européens, n’apparaissent pas au centre de l’oeuvre, là où toute l’attention du peintre est focalisée. Elles émergent le plus souvent lors de la réalisation de détails fastidieux et si souvent répétés, comme les brins d’herbes, que leur réalisation, qui est devenue automatique, laisse apparaître la signature du peintre. Est-ce ce genre de négligence qui permettra de confondre l’assassin ?

Le récit est merveilleux et le changement de ton entre les personnages admirable. Orhan Pamuk sait aussi distiller des ambiances particulières en jouant sur les lumières, les sons et plus généralement avec les éléments du décor. On croisera souvent le chien dont les aboiements sinistres dans le lointain sont certainement motivés par l’odeur ou la couleur du sang. Le roman se déroule dans un périmètre restreint mais l’intrigue est intéressante et pleine de rebondissements. Bien qu’il s’y apparente par son intrigue principale, je ne limiterai pas ce roman au genre polar. Non qu’il soit un genre inférieur, mais ce livre propose une dimension historique et une telle érudition dans le domaine artistique qui prennent vite le pas sur la résolution du meurtre. Je n’ose imaginer la masse de documentation qu’a du compiler l’auteur pour écrire ce superbe roman.


Orhan Pamuk, Mon nom est Rouge, Gallimard, coll. « Folio », 2003, 740 p, Amazon.