La Fin de l'homme rouge

Nous avons passé toute notre histoire à survivre, et non à vivre. Ce livre contient tous les malheurs et toutes les horreurs du monde, une boîte de Pandore qui aurait été ouverte à l’est de l’Europe. La lecture est éprouvante – parfois insoutenable –, on a du mal à réaliser, une souffrance d’un tel niveau paraît incroyable, impensable. Pour l’écrire, Svetlana Alexievich a interrogé la population et retranscrit ces entretiens. Le procédé ressemble à celui utilisé par Jean Hatzfeld pour relater les atrocité commises durant le génocide rwandais. C’est passionnant de lire toutes ces voix, ces mémoires qui s’expriment. Le choix des témoins est particulièrement important pour offrir une vision objective. ...

Atome 33

L’élément chimique de numéro atomique 33 est l’arsenic. Dans la ville de Rouyn-Noranda une étude réalisée sur une population d’enfants a révélé chez eux un taux d’arsenic bien supérieur à la moyenne. Cette matière est tellement toxique que son nom est devenu synonyme de poison. Il n’a pas fallu longtemps pour désigner la coupable, la fonderie Horne dont les cheminées surplombent la ville. Les habitants s’engagent alors dans un combat du pot de terre contre le pot de fer. ...

Triste tigre

Difficile de parler de ce livre. Neige Sinno raconte les viols répétés quel a subi dans son enfance pendant des années. Son bourreau vivait sous le même toit, il pouvait sévir à tout moment, c’était son beau-père. Même moi, qui ai vu cela de très près, du plus près qu’on puisse le voir et qui me suis interrogée pendant des années sur le sujet, je ne comprends toujours pas. Elle raconte dans le détail, c’est assez difficile à lire, souvent très cru, mais nécessaire pour se rendre compte de l’horreur. Malgré la condamnation on sent encore énormément de colère, elle le dit, il aurait dû se suicider, la prison qui permet de s’acquitter d’une dette n’est pas adaptée, ce type de dette ne se rembourse pas. En plus de tout ce qu’elle a subi dans sa chair, la souffrance psychologique vécue par la petite fille qui ne parle pas de peur de faire exploser sa famille est affreuse. Dans le cas de son beau-père, la volonté de domination et de soumission est au moins aussi présente que la perversité sexuelle – peut-être est-ce souvent le cas ? Elle parle de sa mère, mais pas autant que je m’y attendais, car la mère est dans une position très délicate. C’était l’autre adulte de la famille, celle qui avait choisi d’aller, avec ses enfants, vivre avec cet homme. ...

Toronto

Je suis redevable aux éditions P.O.L de m’avoir donné l’opportunité de rattraper, de façon tout à fait honorable, des années de lacunes sur les frasques de Johnny Depp et Amber Heard, fâcheuses conséquences d’un manque d’assiduité évident dans lecture de la presse people. Ils remâchaient ad nauseam une dispute qu’ils avaient eue à Toronto, parlaient de gens dont je ne savais rien. Le livre ressemble à un épais dossier assez fouillis, il contient des retranscriptions de conversations, des SMS, des déclarations, des comptes rendus de procès, des interviews. Je laisse la parole à Élisabeth Benoit qui en parle bien mieux que moi – j’ai du tronquer la phrase qui doit à peine tenir sur une page. ...

Cauchemar en Antarctique

J’adore ces récits d’aventure de l’époque où il restait encore des terres vierges à explorer, ils sont comme des romans, mais en mieux. Dans ce domaine, l’Antarctique (le pôle Sud) était – et est toujours un peu – le Graal, difficile d’imaginer milieu plus inhospitalier pour les humains. Pour trouver pire, il faut quitter la Terre et se rendre sur d’autres planètes – j’y reviendrai. En lisant ce livre, comment ne pas penser à d’autres récits de ce genre, le classique L’Odyssée de l’Endurance1, le livre Les Naufragés du Wager qui a connu récemment un grand succès ou encore, plus proche de nous, à L’arche des Kerguelen. ...

Il est avantageux d’avoir où aller

Ce livre est un recueil d’articles très variés qui pourraient former un tout comme le souligne la quatrième de couverture. Le tout peut se lire aussi comme une sorte d’autobiographie. C’est très vrai, cette mosaïque brosse un portrait représentatif d’Emmanuel Carrère. On y retrouve ses sujets de prédilection, la littérature, la Russie, ses livres sur Philip K. Dick, Limonov ou encore Jean-Claude Romand, l’affirmation du “Je” dans ses écrits de non-fiction qui sont devenus au fil du temps sa signature – et je vous laisse découvrir la suite. Voici par exemple ce qu’il dit au sujet de l’écriture de De sang froid dans son texte Capote, Romand et moi. ...

Espionner, mentir, détruire

Martin Untersinger est journaliste au sein de la rubrique Pixels du quotidien Le Monde qui traite des sujets technologiques et il a reçu le prix Albert Londres pour ce livre. Tout commençait donc très bien, mais j’ai été déçu par cet ouvrage qui ressemble plus à un recueil d’articles qu’à un essai structuré. Il reprend, au sein des différents chapitres, des affaires de piratage qui ont déjà été très médiatisées comme Pegasus, WannaCry, Stuxnet ou encore SolarWinds. Pour certaines, comme Stuxnet, il semblerait qu’il se contente d’écrire ce qui ressemble plus à un résumé d’un livre qu’à une enquête. J’ai même cru déceler des imprécisions, comme dans cette phrase. ...

Elon Musk

L’objectif d’Elon Musk est à la fois très simple et très ambitieux, il veut sauver l’humanité. Pour cela, il lutte contre le réchauffement climatique en proposant des voitures (et d’autres produits) électriques, il tente depuis le début de contrôler l’intelligence artificielle en créant très tôt OpenAi et plus récemment via sa société dédiée xAI, prépare ardemment l’arrivée des humains sur Mars grâce à ses fusées SpaceX et il a contribué généreusement à la perpétuation de l’espèce humaine en ayant 11 enfants – et non, le rachat de Twitter ne rentre pas vraiment dans son plan, il s’est un peu emballé, mais va l’utiliser comme un mégaphone planétaire pour diffuser ses idées. Il dirige lui-même toutes ses entreprises et les fait avancer à un rythme infernal – il est doté d’un “mode démon” qu’il active souvent – et leur applique l’algorithme en 5 étapes auquel il a donné son nom afin d’optimiser chaque produit et processus de fabrication. ...

Le fantôme de Truman Capote

La journaliste Leila Guerriero a mis le doigt sur une ellipse dans la biographie de Truman Capote qui correspond à la fin de l’écriture de son chef-d’oeuvre, De sang froid. Pendant cette période qui a duré un peu moins de deux ans, il a séjourné loin de New York, dans un petit village de la Costa Brava, Palamós. À partir du printemps et jusqu’après l’été 1962, l’écrivain américain Truman Capote est resté dans cette maison, à écrire le dernier tiers de son livre De sang-froid, qu’il définissait comme un “roman de non-fiction”, un genre dont il s’est attribué l’invention. ...

L’Amérique m'inquiète

Je connaissais le Jean-Paul Dubois romancier et j’ai découvert le chroniqueur / journaliste. Le point commun entre les deux ? Une écriture qui coule toute seule et un petit côté facétieux bien sympathique. Dans les années 90-2000 il a sillonné les États-Unis. Ses chroniques ont été publiées par Le Nouvel Observateur et rassemblées ici en une seul volume qui constitue une sorte d’intégrale regroupant L’Amérique m’inquiète et Jusque-là tout allait bien en Amérique. Ce livre est donc au journalisme ce que le recueil de nouvelles est au roman. ...

Anonymous

[…] refus de laisser l’État espionner ses citoyens, refus de laisser la grande entreprise marchandiser les communications personnelles et manipuler les désirs des gens, refus de tirer profit du travail d’autrui … des refus qui visent essentiellement à empêcher une idée formidable de s’évanouir: nous sommes anonymes et avons le droit de l’être. Gabriella Coleman est une ethnologue dont la spécialité est le cyberactivisme. Elle s’est donc intéressée – de très près – au groupe de hackers Anonymous qui est connu du grand public grâce à leur principal signe distinctif, le masque de Guy Fawkes porté par V, le héros anarchiste de V pour Vendetta1. ...

La Cité perdue de Z

Ce livre est empreint de nostalgie. Celle des explorateurs de l’époque victorienne les Livingstone, Stanley – que j’avais déjà croisés dans Congo – ou encore Shackleton qui fait une apparition dans ce livre au côté de celui qui est au centre du récit et qui sera peut-être le dernier de cette époque, le colonel (lieutenant-colonel) Fawcett. Après eux, les explorations n’auront plus la même saveur, non seulement il y aura de moins en moins de terres vierges à découvrir, mais les techniques employées ne seront plus les mêmes – aujourd’hui les satellites sont les nouveaux explorateurs. Nostalgie également de l’Amazonie victime de la déforestation et de ses premiers habitants dont la survie a été compromise dès que les premiers colons européens ont accostés sur leurs terres. Mais il s’agit juste de mon ressenti, car l’aventure est passionnante, elle raconte la quête mythique de l’Eldorado – le vrai – au coeur des forêts impénétrables. Fawcett était une sorte de surhomme qui pouvait survivre dans des milieux aussi hostiles, mais il fallait faire preuve d’une bonne dose de courage – ou de folie – pour s’aventurer ainsi à l’aveuglette, pourvu d’un équipement minimal, dans des contrées où l’homme blanc ne s’était jamais aventuré auparavant. ...

La stratégie des antilopes

Une cohorte de prisonnier quitte la prison de Rilima après sept années de captivité. Il [un communiqué présidentiel diffusé à la radio] annonçait la libération d’une première vague de quarante mille détenus, tous de grands tueurs condamnés pour génocide, dans six pénitenciers à travers le pays. Plusieurs années après les événements qu’il a raconté dans ses deux précédents livres (Une saison de machettes et Dans le nu de la vie), Jean Hatzfeld a souhaité revenir sur le territoire du génocide pour rendre compte de la réintégration des génocidaires dans la société rwandaise. Difficile d’imaginer qu’un tel évènement puisse bien se passer, mais le gouvernement semble avoir considéré qu’il n’avait pas le choix, le pays ne pouvait pas continuer à vivre avec une importante partie de sa population purgeant sa peine au sein des prisons au lieu de cultiver la terre. ...

La Fabrique du monstre

Ce livre sur la ville de Marseille s’articule en deux parties bien distinctes, mais reliées fermement dans un rapport cause / conséquence. La première est consacrée aux quartiers nord de la ville, à la misère et à la délinquance. La deuxième à la politique de la ville pendant l’ère Gaudin / Guérini qui a été catastrophique sur le plan de l’urbanisme et qui a contribué à détourner des fonds publics et / ou à blanchir de l’argent en collaboration avec le grand banditisme et les promoteurs immobiliers – je ne les mets pas dans le même sac. ...

La Défaite de l’Occident

Emmanuel Todd a une réputation sulfureuse – sa page Wikipédia est verrouillée – liée à ses positions et à des propos sans concession. Il se traine la réputation ambigüe de prophète depuis qu’il a prévu – ou prédit – la chute de l’URSS et la fin de l’hégémonie américaine. Ce n’est pas un hasard, il ne lit pas l’avenir dans une boule de cristal, mais en s’appuyant sur sa spécialité, la structure familiale, et sur des statistiques macroscopiques qui n’ont rien d’original: la démographie, l’éducation, le budget. L’épine dorsale de La défaite de l’Occident est la disparition des religions en Occident – au premier rang desquelles le protestantisme qui selon lui a eu une grande influence au Royaume-Uni et aux États-Unis (les WASP) – qu’il classe en trois stades ...

L’échiquier

Ce livre ressemble beaucoup à un précédent livre de l’auteur que j’ai beaucoup aimé, L’urgence et la patience. Cette ressemblance est manifestement assumée. J’ai l’impression, en m’immergeant dans ce livre, de retrouver mon élément naturel. L’urgence de l’écrire, la patience de la façonner, de le polir, de l’affiner, et, en temps voulu, de le reprendre depuis le début, sans cesse, à l’infini, de le retravailler, encore et encore. Il est aussi question de son métier, mais il est plus personnel, une sorte de plongée dans sa mémoire, comme on le fait au crépuscule de sa vie – je lui souhaite de vivre le plus longtemps possible. ...

Hiver 1812

J’ai déjà lu un livre consacré à la retraite de Russie de Napoléon et de sa grande armée, Il neigeait de Patrick Rambaud. Derrière se titre poétique emprunté à Victor Hugo se cache un récit à peine romancé de la grande débâcle. Dans le livre de Michel Bernard, on est plus proche du livre d’histoire, mais ma fascination pour cette épisode de l’histoire est restée intacte. Rien que d’imaginer des dizaines de milliers d’hommes venus de toute l’Europe de l’ouest marcher jusqu’à Moscou et prendre possession du Kremlin me paraît complètement fou. Suivre leur retraite désespérée poursuivis par les russes est encore plus incroyable. ...

Le Secret de Joe Gould

Joe Gould était ce que l’on appelle communément un marginal qui vivait au début du XXème siècle dans le quartier de Greenwich Village, connu pour être à cette époque le repère de tout ce que New York comptait d’artistes bohèmes. Jusqu’ici rien de vraiment étonnant, la plupart des quartiers ont leurs habitués que l’on croise régulièrement et qui peuplent les bars et les bureaux de tabac. Ce qui est plus rare en revanche, c’est que Joe Gould est issu d’une lignée de médecins et qu’il a, comme son géniteur, fait ses études à Harvard. Il dit avoir renoncé à toute activité pour se consacrer pleinement à l’oeuvre de sa vie, la rédaction d’un livre unique par son ampleur qu’il a intitulé Histoire orale de notre temps. Son ambition est de retranscrire des conversations et des réflexions qui disent selon lui plus de l’époque qu’un livre d’histoire. Lorsqu’il n’est pas occupé à boire un coup ou à récolter quelques subsides pour s’adonner à cette occupation, il consacre tout son temps à la rédaction de son livre sur des cahiers d’écolier qu’il garde jalousement dans sa sacoche en cuir qui ne le quitte jamais ou qu’il cache chez divers habitants du Village. ...

V13

Emmanuel Carrère a suivi, pendant un an, le procès des attentats du 13 novembre 2015 afin de rédiger une chronique hebdomadaire pour Le Nouvel Obs. Un job de journaliste juridique en somme, mais pas pour suivre n’importe quel procès. Dans cet exercice l’auteur n’est pas un débutant, comme le souligne son directeur de la rédaction dans la postface, puisqu’il a déjà écrit de nombreux articles dont ceux qui ont été à l’origine de son livre L’Adversaire et ceux qui sont regroupés dans le recueil Il est avantageux d’avoir où aller. ...

Richie

Richard … Vous voulez en dire du mal ou du bien ? Parce qu’il y a matière à en faire un démon ou un saint, vous savez ! Richie est le surnom affectueux que donnait les étudiants de Sciences Po à leur directeur bien aimé Richard Descoings. Jamais on a avait vu directeur d’école adulé comme une rock star et il y avait des raisons à cet amour. Homosexuel et militant de la première heure pour l’association AIDES, il était un fêtard invétéré. Un profil atypique pour un haut fonctionnaire ayant fait Sciences Po et l’ENA qui passait ses nuits dans les boîtes mythiques de la capitale: Le Queen, Les Bains Douches, Le Palace – elles ont toutes fermées leur porte – qui troquait au petit matin son pantalon en cuir et son t-shirt contre un classique costume-cravate pour rejoindre une réunion au sein d’un cabinet ministériel. Mais être anticonformiste ne suffit pas à faire de vous une idole, surtout auprès d’une population aussi exigeante, il faut obtenir des résultats. Il a réformé profondément cette école ancrée dans la plus grande tradition française pour en faire une institution au rayonnement international sur le modèles des grandes universités anglo-saxonnes comme Oxford ou Harvard. ...