Je suis de plus en plus ébloui par le travail d’Aurélien Bellanger et ce livre est peut-être le plus abouti – même si je n’ai pas encore lu Le continent de la douceur1. Comme a son habitude le livre est adossé à un sujet réel et la part de la fiction est clairement minoritaire. La qualité et la quantité des informations rassemblées sont impressionnantes et la façon dont elles sont restituées est magistrale, son talent d’écrivain éclate à chaque phrase. Le sujet donc est l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 et la conception de ce qui restera l’un des héritages principaux de son mandat, le Grand Paris. Ce projet tel qu’il est présenté dans ce livre est ni plus ni moins que l’absorption par Paris des départements alentours pour devenir une seule citée unifiée, pacifiée gommant par la même les différences et les inégalités, prête à devenir une Rome du XXIème siècle. Au sein de ce projet monumental, un département cristallise les inégalités, le 93.

Il restait pourtant un évident point faible: le département de la Seine-Saint-Denis, concédé par le pouvoir gaulliste aux communistes, et laissé depuis presque à l’abandon, comme si le département qui tenait son nom du lieu où se trouvait le tombeau des rois de France devait demeurer un point aveugle du jacobinisme. La nouvelle carte de l’Île-de-France ressemblait à cette illusion d’optique qui consistait, en fixant un point noir, à en faire disparaître un autre, situé juste à côté mais qui tombait à l’emplacement où le nerf optique se raccordait à la rétine – c’était ainsi que disparaissait la Seine-Saint-Denis, servitude fonctionnelle de Paris, territoire presque maudit du nord-est dont le nom lui-même finirait par disparaître derrière un numéro prophétique et vengeur [je ne sais pas exactement à quelle utilisation du nombre 93 il fait référence ici, peut-être au Manifeste des 932], le 93, qui se décomposerait à son tour en deux chiffres, hâtifs et maladroits, 9-3, qu’on verrait dessinés à la bombe sur les ruines de la ville moderne par ses ressortissants analphabètes.

L’aboutissement de ce projet ne pourra se faire qu’avec la mise en place de sa pièce maîtresse, la colonne vertébrale de ce projet, le Grand Paris Express3 car l’accès aux transports est soit une frontière clivante, soit un vecteur de rassemblement.

Le système ferroviaire de la métropole valait les meilleurs systèmes de ségrégation sociale, les meilleurs systèmes de castes ou d’apartheid: les habitants de Paris avaient le métro, ceux de la banlieue avaient le RER. Les deux systèmes se chevauchaient sans se croiser vraiment.

Il s’agit donc d’un livre sur l’urbanisme avec la conviction que cette discipline s’élève bien au-delà de l’architecture, qu’elle a le pouvoir d’influencer et même de façonner la vie des hommes et par la même le développement d’une société toute entière.

J’avais en réalité les yeux toujours fixés sur Clichy-sous-Bois, sur la cité du Chêne Pointu et sur celle des Bosquets, l’épicentre des émeutes.
Je devais éviter à Adrar4 un désastre similaire. Nous avions vécu avec ces émeutes, nous autres urbanistes, notre 6 août 1945; nous avions découvert soudain la face sombre de notre spécialité pacifique, nous avions vu nos utopies isométriques, nos croquis innocents se retourner soudain contre la civilisation des hommes.

C’est aussi un texte sur la politique qui livre une vision de la stratégie mise en place par Nicolas Sarkozy pour parvenir aux plus hautes fonctions de l’état. Le bras armé de cette stratégie, le volet communication, est particulièrement bien illustré par un passage qui fait intervenir l’animateur star Thierry Ardisson.

Les deux mondes se retrouvaient là tous les samedis soir, autour d’un animateur, Thierry Ardisson, connu pour son goût, mesuré et piquant du scandale – il avait interviewé Gainsbourg à sa grande époque, il avait fait de la pub, il s’était drogué comme il avait pratiqué l’échangisme, et il gardait de tout cela un goût de la provocation qui donnait à son émission un caractère sulfureux élégant, sans les habituelles vulgarités des autres émissions – le sérieux et l’intelligence demeuraient toujours à portée de main, comme les attributs raffinés, et délicatement sadiens, d’une soirée réussie.

Mais ce qui sous-tend cette stratégie et qui est certainement le sujet du livre est la religion islamique. Celle-ci présente tout au long du livre en est indéniablement le fil rouge. C’est elle qui semble, selon l’auteur, déterminer à la fois les causes et les conséquences du problème. Les similitudes avec le Soumission de Michel Houellebecq sont troublantes et les deux livres s’ils n’ont pas le même positionnement partagent une certaine vision de l’Islam – qui signifie la soumission – en France.

Seul le dernier chapitre du livre est un peu moins réussi que le reste, peut-être que ce n’est que ma préférence, mais il me semble que c’est le cas, comme je l’avais souligné dans L’aménagement du territoire, lorsque Aurélien Bellanger prend ses distances avec la réalité pour embrasser plus franchement la fiction. Malgré cette toute petite remarque, j’ai pris énormément de plaisir à lire ce livre, j’ai beaucoup appris et certainement compris rétrospectivement beaucoup de choses. Pour continuer avec les projets d’urbanisme et d’architecture parisien, je lira certainement La Grande Arche5.


Bellanger, Aurélien. Le Grand Paris. Gallimard, 2017.


  1. Bellanger, Aurélien. Le continent de la douceur. Editions Gallimard, 2019. ↩︎

  2. Le Manifeste des 93 intellectuels allemands en 1914. ↩︎

  3. Le Grand Paris Express (GPE) est un projet de réseau de transport public composé de quatre lignes de métro automatique autour de Paris, et de l’extension de deux lignes existantes. (Wikipédia↩︎

  4. Adrar est à la fois le nom d’une ville et le chef-lieu de la wilaya du même nom en Algérie. ↩︎

  5. Cossé, Laurence. La Grande Arche. Folio, 2017. ↩︎