Avant toute chose, il convient de s’arrêter sur le titre de ce livre. Si le sous-titre, Introduction à l’uchronie, ne souffre aucune ambiguïté, ce n’est pas le cas du titre. Il est bien plus original et, nous allons le voir, particulièrement bien trouvé. La première réaction est de se dire, quel est le rapport ? Emmanuel Carrère n’est pas homme à négliger son lecteur et lui fournit une explication à la fin de son ouvrage.

Au moment d’achever cette dissertation, je lui cherchais un titre, plus vendeur qu’Introduction à l’uchronie, moins banal que Le nez de Cléopâtre, plus distingué que Si ma tante en avait … Je songeais au Détroit de Behring, que je trouvais attirant, mais pas très explicite et qui avait le défaut de se référer seulement à une anecdote incidente, racontée plus haut.

L’anecdote dont il parle est celle-ci, elle est plutôt intéressante et pose les bases de ce qu’est l’uchronie, une altération du passé faite a posteriori.

On sait moins, peut-être, que lorsque Béria fut arrêté en juillet 1953, la grande Encyclopédie soviétique dont les membres du parti recevaient chaque mois de nouveaux fascicules comportait encore une notice longue et louangeuse concernant cet ardent ami du prolétariat; dans le mois qui suivit sa disgrâce, les abonnés reçurent avec la nouvelle livraison une circulaire les priant de découper à l’aide d’une lame de rasoir la notice Béria et de la remplacer par une autre notice, incluse dans l’enveloppe, qui concernait le détroit de Behring.

Je risque une autre explication. Le détroit de Behring sépare la Sibérie orientale de l’Alaska. Durant la Guerre froide : ce point le plus proche entre l’URSS et les États-Unis fut logiquement surnommé le “rideau de glace”. La ligne de changement de date passe en plein milieu du détroit. C’est une ligne imaginaire (comme les méridiens) qui indique l’endroit où il est nécessaire de changer de date lorsque on la traverse.

Cette ligne peut être considérée comme étant située 12 heures en avance ou 12 heures en retard par rapport au méridien de Greenwich selon que l’on parcourt la Terre respectivement vers l’est ou vers l’ouest. […]
La ligne de changement de date peut se révéler déroutante, particulièrement sur de courts trajets aériens qui conduisent à la traverser. Par exemple, un voyageur partant des Tonga (îles situées dans le fuseau horaire UTC+13) pour aller aux Samoa américaines (UTC-11) par avion réalise un trajet de deux heures entre deux endroits où l’heure légale diffère de 24 heures ; par conséquent, s’il part des Tonga à midi le mardi, il arrivera aux Samoa américaines à 2 heures de l’après-midi le lundi.

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Vous avouerez que l’idée du voyage dans le temps et de la modification du passé n’est pas très loin. C’est un rêve d’uchroniste, pouvoir remonter dans le temps pour modifier le passé et observer les conséquences. Plus souvent il ne fait qu’imaginer ces scenarios alternatifs:

  • Que se serait-il passé si le décollage depuis Kripton du jeune Kal-El (nom kryptonien de Superman) avait été décalé de 12 h ? Vous le saurez en lisant Superman Red Son.
  • Que se serait- il passé si Adolf Hitler avait été recalé au concours d’entrée à l’École des beaux-arts de Vienne ? Vous le saurez en lisant La part de l’autre. Au passage, Hitler doit figurer sur le podium des personnages les plus utilisés dans l’uchronie en compagnie de Jésus et de Napoléon.
  • Que se serait-il passé si les révolutions de 1848, plus connues sous le nom de Printemps des peuples, avaient connu un autre dénouement ? Vous le saurez en lisant La véritable histoire du dernier roi socialiste.

Et, ce n’est qu’un échantillon personnel, il en existe bien d’autres. C’est assez vertigineux de se dire qu’un tout petit évènement aurait pu tout changer. Une sorte de battement d’aile de papillon temporel. En plus de cet exercice de style, l’uchronie est aussi un bon moyen d’analyser l’histoire sous un angle – légèrement – différent. On considère souvent l’uchronie comme une branche de la science-fiction, mais on devrait en toute rigueur utiliser le terme histoire-fiction. Vous aurez compris que c’est un sujet qui m’intéresse et dont je pourrais parler encore longtemps, mais je reviens au livre.

Il a été écrit entre 1980 et 1985 et on peut considérer qu’Emmanuel Carrère a beaucoup progressé depuis. On ne peut pas dire que cet essai soit un modèle de clarté. Il est parfois difficile à suivre et plus ou moins intéressant. Quand on sait qu’il s’agit en fait de son mémoire de DEA d’histoire contemporaine on se doit d’être plus indulgent – ou même un peu admiratif en fait. Cet essai est à ne conseiller qu’aux férus du genre. Les autres peuvent lire le reste de la production de Carrère – par exemple Le Royaume ou L’Adversaire –, ils ne seront pas déçus.


Emmanuel Carrère, Le Détroit de Behring, P.O.L., 1986, 128 p, Amazon.