Zone

C’est l’un des plus grands livres que j’ai lu. C’est un livre antérieur à Boussole dans lequel Mathias Énard utilise le même procédé du monologue intérieur, du courant de conscience. Le tempo du récit n’est pas réglé cette fois sur les heures qui s’écoulent au cours d’une nuit d’insomnie, mais sur les kilomètres qui séparent Milan de Rome sur la voie de chemin de fer, au rythme de un kilomètre par pages sur 500 kilomètres – soit environ 500 pages. Le récit est fait d’une seule phrase interrompue seulement par l’insertion de quelques chapitres d’un livre que lit Francis, le narrateur, dans le train – je m’inquiétais de l’impact négatif de ce procédé sur la lecture, mais à mon grand étonnement, il n’en a aucun et a l’avantage de représenter au plus près le cheminement de la pensé. ...

Par les routes

Le monde se divise en deux catégories. Ceux qui partent. Et ceux qui restent. Et c’est un peu ça l’histoire de ce livre. Deux personnages, Sacha qui vient s’installer dans une petite ville du sud de la France simplement désignée par son initiale V. pour y trouver le calme qui sera propice à son projet d’écriture et qui retrouve là, par hasard – le hasard et l’un des grands thèmes de ce livre –, une ancienne connaissance qu’il avait perdu de vue, volontairement, depuis des années, l’autostoppeur. Il ne sera pas désigné autrement – certainement car il n’est que de passage, toujours fuyant – qui, comme son nom l’indique est un nomade, un vagabond qui semble s’être sédentarisé dans cette petite ville. Il y a évidemment entre eux un troisième personnage, une femme. ...

Phénomènes naturels

Il y a toujours un peu de méfiance lorsqu’un ouvrage publié en 1992 n’est traduit que plus de 25 ans après. Cette méfiance est encore plus légitime lorsqu’il s’agit d’un des auteurs les plus bankable d’une maison d’édition, auteur de nombreux best sellers: Jonathan Franzen. Deuxième alerte, j’avais entendu des critiques pas très positives qui pointaient l’une des erreurs les plus répandues chez les jeunes auteurs – Franzen était un jeune auteur à l’époque même si on peine à l’imaginer – le fait de mettre trop de choses dans ses romans, autrement dit d’en faire trop ou de vouloir trop en faire. ...

La Modification

Un matin un homme quitte Paris pour Rome. Il a pris une grande décision. Il va rejoindre sa maîtresse. Il compte lui annoncer qu’il quitte enfin sa femme pour s’installer définitivement avec elle. Durant ce voyage, cette journée entière passée dans le compartiment 3ème classe du Paris-Rome, il ne surviendra pas de grands événements, sauf dans la tête de Léon. 24 h vont s’écouler pendant lesquelles il ne fera que penser à l’événement qui est en train de se jouer. Il va songer à sa nouvelle vie, à sa liberté et sa jeunesse retrouvées. A Paris et à Rome, à la routine et à l’aventure, à la tristesse et au bonheur, au passé et au futur. Il va faire des aller-retours entre les deux. Penser à sa femme, à ce qu’elle était et ce qu’elle est devenue. A ses enfants, aux espoirs et aux déceptions qu’ils ont suscité. Il va se poser beaucoup de questions, construire et déconstruire les différents scénarios dans sa tête en regardant défiler le paysage depuis ce compartiment inconfortable. ...

Gatsby

Gatsby le Magnifique ou Gatsby tout simplement pour cette version traduite par Julie Wolkenstein est un grand classique de la littérature. C’est le style qui m’a le plus frappé dans ce roman. Francis Scott Fitzgerald réalise une prouesse en proposant une écriture à la fois épurée et poétique, ce qui semble antinomique et pourtant. […] et nous traversâmes Astoria à 100 kilomètres / heure avant d’apercevoir, sous les pylônes arachnéens du métro aérien, le coupé bleu qui filait tranquillement devant nous. ...

Freedom

Pour moi Freedom est l’archétype du roman américain moderne. Ce n’est pas un hasard puisque Jonathan Franzen est un des plus grands représentant de cette littérature. Il dépeint dans ses livres de larges fresques représentant la société actuelle, celle qu’il connaît, il décrit le monde dans lequel il vit et c’est ce que les écrivains ont toujours fait de mieux. Si le roman du mariage, d’un autre grand écrivain américain Jeffrey Eugenides, contrairement à ce que pourrait laisser penser son titre est plus un campus novel qu’un wedding novel, Freedom est par contre un modèle du genre. Ce néologisme doublé d’un anglicisme n’est pas très élégant, mais se révèle bien pratique pour qualifier des romans dont le sujet n’est pas tant le mariage en lui-même – heureusement, la réalité ce suffit à elle-même dans ce registre –, que le couple ainsi sacralisé, puis la famille qu’il va s’efforcer de constituer pour se diriger tout doucement, mais surement vers un lent déclin. Il se fait l’observateur de ce phénomène – physiologique et / ou culturel – qui pousse les hommes et les femmes à se rassembler pour ne faire qu’un. Mettre de côté – ou au moins niveler – pour un temps sa personnalité, ses envies pour se consacrer d’abord à l’être aimé puis à ses enfants. On a l’habitude d’opposer le mariage d’amour au mariage de raison, il donnera sur cette question également quelques éclairages. ...

Boussole

Le mot qui revient le plus souvent lorsque l’on entend parler de ce livre est érudition. Et, après seulement quelques pages, on comprend pourquoi et on ne peut que se rallier à cette opinion. C’est vrai que c’est surprenant, impressionnant – et beaucoup d’autres superlatifs – et même si l’on sait que Mathias Enard est un spécialiste de l’Orient, on se demande comment il a fait pour réunir dans ce roman une telle somme de connaissances, d’anecdotes, d’histoires – avec un petit et un grand H –, bref de tout, une somme, un monde. Le sujet de ce roman, qui a reçu le prix Goncourt en 20151, son thème, est l’Orient et plus spécifiquement l’orientalisme qui est un mouvement culturel occidental – au sens large – manifestant un attrait pour la culture orientale. Après la lecture de ce livre je me risque à en donner ma propre définition: “L’Orient fantasmé par les occidentaux” – éminemment subjective, réductrice et donc critiquable. ...

Soumission

“C’est la soumission” dit doucement Rediger. “L’idée renversante et simple, jamais exprimée auparavant avec cette force, que le sommet du bonheur humain réside dans la soumission la plus absolue.” Quoi que l’on en dise, Michel Houellebecq s’assagit avec le temps – il vieillit peut-être ? Depuis maintenant deux romans, il devient plus consensuel et gomme petit à petit la violence et le sexe – il en reste tout de même un peu rassurez-vous – de ses ouvrages pour les rendre plus cérébraux – voir l’article consacré à son précédent roman, La carte et le territoire. Ceux qui parlent de Soumission comme d’un livre polémique n’ont rien compris. ...

Vernon Subutex T1

Virginie Despentes a écrit son voyage au bout de la nuit. Enfin celui de Vernon, un disquaire qui n’a plus que son iPod en poche. La fête est finie, plus de disque ou au moins de magasin qui en vend, les trente ans sont loin, les pots qui ont un peu trop abusé des bonnes choses tombent comme des mouches et c’est carrément tout notre monde occidental d’opulence qui est en train de méchamment se casser la gueule. Bref, c’est la grosse merde. ...

14

D’habitude je ne cite pas les quatrièmes de couverture, mais là je ne peux pas résister. Cinq hommes sont partis à la guerre, une femme attend le retour de deux d’entre eux. Reste à savoir s’ils vont revenir. Quand. Et dans quel état. Jean Echenoz va bien aux éditions de Minuit et vice-versa. Ainsi le contenant ressemble au contenu: sobre, épuré et élégant. Si vous voulez vous convaincre du lien qui existe entre l’écrivain et cette maison, lisez Jérôme, l’hommage qu’il a rendu à Jérôme Lindon qui en fut l’emblématique directeur. ...

De si braves garçons

Après un Nobel et le visionnage d’un reportage de Bernard Pivot lui étant consacré, j’ai voulu lire du Modiano – j’ai seulement deux livres à mon actif. On était dimanche – non je ne voulais pas acheter de livre sur mon Kindle –, j’ai donc commandé le “Quarto” 1 qui compile “l’épine dorsale de ses autres romans” et je suis parti au marché de Saint-Aubin bien décidé à dénicher chez les nombreux bouquinistes un volume, à la belle couverture crème et aux liserés rouges, siglé “NRF”. Après avoir passé au crible quelques étals, j’en tiens un. Une belle prise – qui ne figure pas dans le “Quarto” – une édition de 1982 en très bon état pour 6 €: De si braves garçons – il coutait 55 Francs à l’époque. ...

Le roman du mariage

J’avais entendu des critiques très mitigées à propos du dernier roman de Jeffrey Eugenides. N’ayant pas lu les précédents – j’ai seulement vu l’adaptation cinématographique, à la superbe BO, de Virgin Suicides –, je n’avais pas d’a priori au sujet de cet auteur. A ma grande surprise, j’ai pris beaucoup de plaisir à le lire. Il y a même bien longtemps que je n’avais pas autant apprécié un livre. Je vais donc m’atteler à la difficile tâche d’en parler – j’ai toujours un blocage lorsque j’ai beaucoup aimé un livre. Alors, je m’y suis préparé, j’ai pris beaucoup de notes pendant ma lecture et souligné de nombreux passages. Je vais donc essayer d’utiliser au mieux ces éléments, autrement dit il va y avoir un tas – et certainement trop – de citations, vous êtes prévenus. ...

La télévision

Je revois très bien le geste que j’ai accompli alors, un geste très simple, très souple, mille fois répété, mon bras qui s’allonge et qui appuie sur le bouton, l’image qui implose et disparaît de l’écran. C’était fini, je n’ai plus jamais regardé la télévision. C’est lors d’un été passé à Berlin que le narrateur et personnage principal de ce roman a pris cette terrible et irrévocable décision – pour les plus jeunes, il devait probablement disposer d’un modèle de télévision à tube cathodique dépourvu de télécommande ce qui explique la nécessité d’allonger le bras et le phénomène d’implosion observé lors de l’arrêt de l’appareil. Elle occupait depuis quelques temps trop de place dans sa vie. Et du temps il en a besoin puisque cet été il est resté seul, sa famille partie en vacances, pour se consacrer à la rédaction d’un gros essai – il a déjà le titre, ce sera Le pinceau – consacré à Titien. Enfin à Titien ou Titien Vecellio ou Vecelli ou encore Le Titien comme le nommaient certains dont Alfred de Musset. Cette question du nom à employer peut vous sembler anecdotique pourtant elle ne l’est pas. Elle est même très irritante et il faut bien la trancher pour pouvoir s’atteler sereinement à la rédaction. Il ne s’agit pas de faire preuve de la même inconstance que Proust qui tantôt utilisait Titien tout court et tantôt “[…] préférai[t] adjoindre un petit article défini devant son prénom et l’appeler le Titien, comme à la campagne” – décidément on ne peut se fier à personne. ...

Ravel

Ravel est le premier volet de la trilogie des vies imaginaires. Comme vous pouvez aisément le deviner, celui-ci est consacré à l’art et plus précisément à la musique. Les deux autres s’intéressent au sport avec Courir (Emil Zátopek) et à la science avec Des éclairs (Nikola Tesla). Vies imaginaires contient une figure de style, une opposition entre vie qui renvoie à la biographie et imaginaire qui renvoie au roman. Cette opposition est représentative de ce qu’a souhaité faire Jean Echenoz, puiser dans la vie de personnalités marquantes l’essence d’un roman – ou romancer leur vie selon comment on voit les choses. Dans cette entreprise, son approche n’est pas exhaustive car son projet n’est pas d’écrire une biographie, mais de détourer quelque chose de précis et de finalement assez réduit: ce qui fait une vie. C’est pour cette raison qu’il ne s’intéresse qu’aux dix dernières années de la vie du compositeur français. ...

La nuit a dévoré le monde

J’ai entendu parler de ce roman à la radio, en écoutant l’émission Le Masque et la Plume. L’excellent Arnaud Viviant en avait fait son coup de coeur de fin d’émission. Encore une fois, j’ai bien fait de l’écouter. Derrière ce beau titre se cache un roman de zombie. Ce sujet de la culture populaire est en passe de devenir un sous-genre dans la littérature tant la production est importante dans ce domaine et le succès croissant. Après les vampires, c’est le zombie qui fait vendre – pourtant il fait quand même moins rêver. Les livres ou les bandes dessinées finissent adaptés en film ou en séries télé: The Walking dead, Je suis une légende ou encore World War Z pour en citer quelques-uns. ...

La nuit de l’oracle

New York, un écrivain, un carnet – un bleu et pas un rouge –, le hasard, une pointe de mystère et une mise en abîme, on est bien chez Paul Auster. Installez-vous confortablement et profitez de ce bon moment. Tout le monde connaît l’histoire du gars qui sort acheter des cigarettes et qui ne revient jamais. Eh bien c’est un peu cette histoire, mais en plus subtil. Sidney Orr, le personnage écrivain de Paul Auster, va se lancer dans l’écriture d’un roman dont l’idée lui a été soufflée par son ami et l’ami de sa femme – vous verrez, ce n’est pas anodin – lui aussi écrivain John Trause. Il s’agit de reprendre à son compte une anecdote racontée par Sam Spade le détective du roman de Dashiell Hammett Le faucon de Malte1. Elle est connue sous le nom de “parabole de Flitcraft”. Flitcraft, raconte Spade, est un homme bénéficiant d’une vie confortable, d’une famille, de l’argent, bref quelqu’un qui, comme l’on dit, a tout pour être heureux. Mais un jour, il quitte son travail et disparait. Que lui est-il arrivé ? Eh bien en allant déjeuner, il manquât d’être tuée par la chute d’une poutre tombée d’un immeuble en construction. Le souffle de la mort lui fit prendre conscience que l’existence peut s’arrêter d’un moment à l’autre et qu’il est temps de mettre de côté sa vie rangée pour en vivre une nouvelle. La morale – puisqu’il s’agit d’une parabole c’est-à-dire d’une allégorie – ne se trouve paradoxalement pas dans cette prise de conscience subite, mais dans la fin de l’histoire. Lorsque Spade croise Flitcraft des années plus tard, il vit sous le nom de Charles Pierce – ce qui semble être une référence au philosophe Charles Sanders Peirce – dans une autre ville. Il a un nouveau travail, une nouvelle femme et un bébé. Bref, Flitcraft a quitté sa précédente vie pour en recréer une similaire, il est revenu à sa vie d’avant. ...

Kennedy et moi

J’ai du mal à parler de ce livre. Pourtant je l’ai beaucoup aimé. Peut-être que mon manque d’inspiration est lié à son sujet, diffus et finalement assez commun. Il met en scène une famille qui s’est fissurée et est prête a éclater. En fait, le coeur a déjà éclaté mais une fine couche à la surface permet de la maintenir à flot. Les enfants sont grands (une fille et deux fils, des jumeaux) et la famille n’est désormais composée que d’adultes qui n’ont plus grand chose en commun – je dirais même que tout oppose. Le plus atteint de tous est incontestablement le père – disons que c’est lui qui supporte le plus difficilement le poids de cette situation. Depuis un pétage de plomb mémorable en public, cet écrivain n’a plus écrit une ligne et navigue entre neurasthénie et folie pure. ...

Le rapport de Brodeck

On vient de confier à Brodeck une lourde tâche. Alors qu’il n’avait rien demandé, c’est tombé sur lui. Il a désormais la charge de raconter ce qu’il s’est passé cette fameuse nuit de l’Ereigniës. Pour s’acquitter de sa mission, il va devoir lire au fond de l’âme des habitants du village et finira par explorer la sienne réduite en bouillie, à l’état de viande hachée, par la guerre et les camps. Il devra découvrir qui est vraiment l’homme que l’on appelle Vollaugä (yeux pleins), De Murmelnër (le murmurant), Mondlich (lunaire), Gekamdörhin (celui qui est venu de là bas) mais que tout le monde s’accorde finalement à nommer tout simplement l’Anderer (l’Autre.) Celui qui est arrivé un jour sans prévenir dans ce village balafré par la guerre. ...

La carte et le territoire

Ce n’est pas mon livre préféré de Houellebecq mais c’est certainement le plus consensuel. Adieu les provocations, le duo des sujets polémiques sexe & religion. Le Goncourt est à ce prix. Même si ça ne fait pas tout, il est quand même dommage de renoncer à voguer à contrecourant de la bien-pensance et à jeter des pavés dans la marre. S’il a clairement renoncé au sexe dans ce roman “La sexualité est une chose fragile, il est difficile d’y entrer, si facile d’en sortir.”, il n’hésite pas à égratigner quand il en a l’occasion, tiens Mitterrand – pourquoi lui ? – prends ça : “Il revoyait les affiches représentant la vieille momie pétainiste sur fond de clochers, de villages.”. Pourquoi la littérature s’interdirait-elle d’aborder certains sujets, pourquoi devrait-elle être hypocrite et ne pas représenter le monde tel qu’il est avec sa variété d’opinions et de discours ? ...

La bataille

C’est à Balzac que nous devons l’idée de ce livre : Pas une tête de femme, des canons, des chevaux, deux armées, des uniformes ; à la première page le canon gronde, il se tait à la dernière ; vous lirez à travers la fumée, et, le livre fermé, vous devez avoir tout vu intuitivement et vous rappeler la bataille comme si vous y aviez assisté. Il en parlait lui-même en ces termes dans une lettre adressée à Madame Hanska. Intrigué qu’il n’ait pas mené ce projet à bien, Patrick Rambaud a repris le flambeau, relevé le défis. Et de quelle façon, ce livre est génial ! En seulement trois cent pages il nous transporte sur le champ de bataille aux côtés de Napoléon. Mais pas seulement, le lecteur va discuter avec les maréchaux, combattre auprès des cuirassiers et des voltigeurs et même vivre le combat de l’extérieur grâce à un spectateur de marque, Marie-Henri Beyle plus connu sous son nom de plume Stendhal. On a l’impression de se déplacer pour tour à tour se retrouver au front en plein coeur de la bataille où les hommes se livrent une lutte enragée puis à l’arrière sous la tente impériale où la tension est palpable lorsqu’il faut avaler les mauvaises nouvelles, définir la stratégie et ordonner. ...